L’occupation du cinéma la Clef: une expérimentation sociale importante de septembre 2019 à nos jours.

Cet article est long, mais chapitré. Il a pour objet de fournir des éléments de réponse à celles et ceux qui se questionnent sur l’occupation du cinéma la Clef et sur l’activité de l’association la Clef Revival. Plus particulièrement, il revient sur les critiques qui ont pu être formulées depuis quelques mois par d’anciens occupants du cinéma pour les mettre en perspective et, comme on dit, les « de-bunker ». Ces propos, bien sûr, n’engagent que leur auteur, mais je prendrai soin d’expliquer comment ce point de vue s’inscrit dans une perspective objectivante.

D’où est écrit cet article ?

Le chapitre qui suit est rédigé dans le but d’être aussi transparent que possible. Il décrit mes liens avec l’occupation du cinéma, non pour me mettre en avant, mais plutôt pour clarifier ma position, avec ses forces et ses limites.

Pour l’inscrire dans une perspective objectivante, je propose de l’évaluer selon trois critères qui définissent selon moi une rigueur scientifique: 

_ Questionner ses déterminismes et ses biais à travers son rapport à l’objet.

_ Questionner ses protocoles et ses outils d’analyse.

_ Questionner l’analyse elle-même en restant ouvert à la vérification des pairs et à la critique.

Entre décembre 2020 et mars 2022, une démarche d’observation participante a été mise en œuvre au cinéma occupé la Clef, à Paris, par un doctorant en sociologie visuelle qui se trouve être l’auteur de ces lignes. Ce travail s’inscrivait dans un projet de recherche plus large dédié au cinéma autoproduit. Pour qui souhaite creuser ces questions, celui-ci se trouvera bientôt être disponible à cette adresse: https://www.theses.fr/s199600.

Les principes structurants d’une observation participantes sont définis depuis longtemps maintenant. Il s’agit de s’immerger dans un terrain de recherche et de participer à une vie en communauté pour documenter un sujet de l’intérieur. Cela suppose de savoir s’adapter, mais aussi de se questionner en permanence et de manière critique, tant sur ses prénotions que sur son rapport au terrain. Qui plus est, une observation participante suppose d’avoir un pied au dedans et un pied au dehors. La neutralité recherchée n’est pas toujours possible, mais en dernière instance, c’est toujours la recherche d’une démarche objectivante qui doit primer. Un·e cherch·eur·se doit aussi se questionner en permanence sur le meilleur moyen de tendre vers une vérité et sur ses propres biais.

Au reste, malgré ces principes généraux, chaque situation est unique : il n’existe pas deux terrains parfaitement similaires, de même qu’il n’existe pas deux relations au terrain similaires. Certaines recherches amènent l’observat·eur·rice loin de ses habitudes et de ses repères, tandis qu’à l’inverse d’autres sont plus proches. C’est le cas me concernant pour cette recherche. Cinéphile, cinéaste autoproduit et abonné aux milieux underground, je n’étais pas très éloigné du cinéma la Clef : ni socialement, ni culturellement. C’est d’ailleurs un ami en commun, après avoir rédigé un article pour le fanzine de l’association Toile Blanche : « En marge ! », qui m’a mis en contact avec Derek Woolfenden, l’un des membres fondateurs de l’occupation. Intégrer l’organisation de l’occupation n’était pas une épreuve insurmontable. Cela a même été assez rapide, ce qui a parfois bien légitimement interrogé, comme lorsqu’un membre s’est demandé lors d’une des premières réunions auxquelles j’assistais si j’étais membre des renseignements généraux. Il faut dire que je ne m’étais pas encore présenté et qu’un sociologue en pleine investigation, tapant sur les touches de son clavier pour consigner les informations d’une réunion, cela peut éveiller les soupçons !

Toujours dans une perspective de recherche et de transparence je dois dire que j’étais assez loin de la Clef au moment de la scission, car j’étais occupé à monter mon film documentaire. Cependant j’en ai pris connaissance à travers une série d’emails houleux (voire plutôt violents) par les membres démissionnaires et de quelques coups de fils par ces derniers. En effet (et j’y reviendrai) j’étais assez naturellement plus proche de ces derniers que je connaissais depuis plus longtemps. En outre, la scission a creusé un fossé générationnel entre les « anciens » et la jeune génération. J’y reviendrai là encore, car une partie du drame se noue autour de ce point, non seulement pour le collectif de la Clef, mais aussi à mon avis, à une échelle plus large.

Cette partie me permet d’affirmer une chose importante : dans un contexte très polarisé, il peut être tentant d’associer un discours à l’une des parties selon le sens dans lequel il va. Lorsque j’ai commencé à vouloir discuter avec les membres de l’association Survival, dans la continuité d’une perspective objectivante, je n’ai obtenu aucune réponse (ce qui donne une bonne idée des dispositions de Survival face à la possibilité d’un débat argumenté et documenté : la fuite). Or je n’appartiens ni à Survival, ni à Revival. À titre personnel, je suis solidaire du collectif lié à la Clef dans son ensemble et au sens large. Par collectif, je désigne toutes celles et ceux qui œuvrent ou ont œuvré objectivement, de près ou de loin, à défendre le cinéma la Clef contre les logiques de profit. L’analyse que je livre ici s’est construite de manière parfaitement indépendante et, encore une fois, dans une perspective objectivante.

L’occupation : expérimenter une utopie au quotidien

Avons-nous vraiment besoin ici de revenir sur l’histoire du cinéma et de son occupation entre septembre 2019 et mars 2022 ? Celle-ci est très bien décrite sur le site de l’association Revival. Une petit précision s’impose cependant : l’occupation sociale a été portée par une association répondant au nom de Home Cinema. Un fond de dotation a ensuite été mis en œuvre pour le rachat du cinéma. L’association la Clef Revival a donc été fondée pour porter le projet – pour la Clef et potentiellement d’autres salles – de racheter des cinémas pour leur assurer une gestion associative pérenne à l’abris des logiques de profit.

Avant la scission, ce terrain de recherche était idéal à bien des égards. Passé l’effervescence des débuts de l’occupation (que je n’ai pas connu puisque je suis arrivé en décembre 2021) et la surprise de voir celle-ci se pérenniser, le collectif s’était soudé autour d’une lutte commune pour sauver le cinéma. Comme souvent, donc, la notion de bien commun était à l’origine d’une expérience sociale fructueuse et d’une dynamique collective assez puissante pour résister aux tempêtes. Le collectif était hétérogène, certes, puisqu’il réunissait des profils variés du point de vue de l’âge et du rapport au cinéma, mais il était plus concentré sur une lutte en commun que sur les différentes dispositions de chacun.

La grande liberté offerte par l’occupation sociale d’un bâtiment de 600m2 au cœur de Paris a permis à ses membres d’innover dans le domaine du travail en inventant une organisation spécifique, collective et collégiale pour faire vivre le cinéma et ses exigence. Chacun apprenait à devenir projectionniste, responsable de la sécurité du bâtiment, caissier, cuisinier, attaché à la communication ou à la stratégie, pour ensuite s’investir selon ses dispositions. À bien des égards, il ne me paraît pas excessif de décrire cette expérience comme un laboratoire du travail émancipé, inspirant et même exemplaire, avant, mais aussi après la scission. Je dirais même qu’il était plus exemplaire encore après la scission. Là encore, j’y reviendrai.

La scission

Car l’objet de cet article est bien de revenir sur le conflit qui oppose aujourd’hui le collectif Survival au collectif Revival. Durant l’été 2021, une violente dispute a éclaté au sein du collectif et celle-ci a abouti au départ de certains membres. Il est important de préciser que cette dispute qui m’a d’abord été rapportée par les membres démissionnaires, n’était aucunement liée aux engagements du collectif vis-à-vis des principes sus-évoqués. Le récit de Survival, décrivant un collectif Revival supposément corrompu par les logiques néolibérales est venu après.

Au risque de surprendre, je ne m’étendrai pas sur le sujet lui-même et ce, pour deux raisons. D’abord parce que le contexte de la scission ne concerne que les membres du collectif et il n’appartient qu’à elles et eux d’en exposer publiquement les raisons. La violence de la campagne de dénigrement orchestrée sur les réseaux sociaux par l’association Survival donne un petit aperçu des raisons pour lesquelles l’association Revival a choisi de se protéger. De plus, pour le dire simplement, le motif de la discorde n’a pas d’incidence sur les engagements du collectif envers le cinéma. Il est vrai qu’à la suite d’une violente dispute, des membres ont choisi de quitter le collectif avec véhémence, pour ensuite choisir d’exposer leur rancœur publiquement sur les réseaux sociaux en mobilisant des arguments qui prennent grand soin de ne pas évoquer le cœur de la scission elle-même. C’est ce qui leur permet de manière d’y substituer le récit, certes palpitant, mais foncièrement mensonger, d’un « putsch ».

La scission n’était pas un putsch, mais à bien des égards, elle était tout de même une catastrophe. Face aux tempêtes, le navire tenait bon parce que ses membres étaient soudés. Les menaces et les sujets d’attention (la préfecture, le groupe SOS, la mairie de paris) venaient de l’extérieur et mobilisaient toutes les attentions, tant et si bien que personne n’avait anticipé la possibilité d’un conflit de l’intérieur. En conséquence, son impact a été d’autant plus dévastateur pour toutes et tous, non seulement parce qu’il a polarisé le collectif en deux camps irréconciliables (plus celles et ceux qui ont choisi de partir), mais aussi parce qu’il a profondément atteint ses membres, d’un côté comme de l’autre.

L’après-scission

Je suis revenu peu à peu vers le cinéma quelques temps après la scission. Le collectif avait changé, je connaissais moins de monde… et puis j’étais un peu vieux. Cette nouvelle période revenait pour moi comme à recommencer une nouvelle observation participante, au moins en partie, mais il me semblait que c’était important. Dans un premier temps j’ai pu observer les ravages de la scission sur le quotidien. Le collectif était à effectifs réduits, le conflit avait laissé des traces sur le moral de chacun et d’une certaine façon, il se poursuivait au quotidien, car il fallait bien organiser la séparation des biens, comme lors d’un mauvais divorce. Je voyais passer les mails acrimonieux et déjà je pouvais observer qu’une différence notoire se creusait entre le ressentiment des uns, décidés à en découdre en se pensant victimes d’un putsch et le désarroi des autres, qui puisaient dans le peu d’enthousiasme qui leur restait pour continuer à faire vivre le cinéma malgré ce contexte morose et malgré les attaques. Au sein d’une association, une transition générationnelle est rarement une chose simple. Parfois les vétérans peuvent être attachés à l’héritage laissé au point de laisser peu de marge aux nouveaux-venus. Parfois encore, ils partent du jour au lendemain et il faut tout apprendre sur le tas, mais sans délai. Dans le cas de la Clef, il fallait non seulement compter avec ces deux effets à la fois, mais aussi avec un contexte de guerre ouverte qui – d’après ce que j’ai pu en voir – était relativement asymétrique : les uns attaquaient, les autres encaissaient.

Ces éléments d’information mettent d’autant plus en valeur le mérite du collectif Revival à avoir maintenu l’occupation entre octobre 2021 et le premier mars 2022. Une nouvelle organisation s’est peu un peu réinventée. J’ai remarqué qu’elle était plus horizontale qu’avant, qu’il y avait moins de tensions et plus de bienveillance. Le monde associatif de ma génération est traversé par cette idée plus ou moins inconsciente qu’un collectif repose sur un leadership qui doit être assuré par une personne, voire une petite poignée de personnes surinvesties, souvent de fortes personnalités, très souvent des hommes. Certains le conscientisent et le déplorent, mais ne savent pas vraiment comment faire autrement et je dis cela en me mettant dans ce lot. J’ai donc été surpris et admiratif de la manière dont le collectif, après ces épreuves, avait trouvé les ressources pour construire une organisation plus vertueuse.

Ceci m’amène à formuler un point important : de mon point de vue, il n’y a pas deux collectifs. Il y en a un seul, constitué autour d’une occupation sociale de la Clef et par toutes les bonnes volontés alignées derrière la préservation du cinéma en lui-même. Cette définition est conformément à ce que ses membres revendiquaient initialement lors des entretiens : il fallait d’abord et avant tout (pour citer Derek Woolfenden lors d’un entretien en décembre 2020) éviter que le cinéma ne se transforme en Franprix. Bien sûr, cette définition n’était pas figée pour autant. Lorsque le collectif s’est confronté au groupe SOS, des groupes de réflexion se sont mis en place pour définir en quoi la démarche de l’occupation était différente de ce géant de l’entreprenariat supposément social et supposément solidaire. En un sens, cette menace a été salutaire, car (comme c’est souvent le cas), aussi sûrement que l’on « se pose en s’opposant » (le Hégéliens se reconnaîtront), c’est face à l’adversité de ce colosse que le collectif s’est redéfini – après une longue réflexion – autour de principes associatifs désintéressés à l’abri des logiques de profit capitaliste.

Indépendance, neutralité et objectivité

Questionner les procédés de communication du collectif Survival ne remet en rien mon indépendance en question. J’ai de la sympathie pour tout le monde et je ne suis affilié à aucune des deux organisations. Cela étant, il n’échappera pas à qui lit ces lignes, que ma neutralité peut être questionnée. Deux réponses sont possibles pour le justifier. La première est simple : dans un contexte si polarisé, toute neutralité est illusoire et on ne peut continuer son travail d’observation sans être plus proche des uns ou des autres. Cette réponse est peut-être un peu facile en apparence, mais elle révèle bien la dynamique d’une trajectoire. Comme je l’ai mentionné, j’étais initialement plus proche des membres de Survival, qui sont des connaissances de longue date pour certains (et pour qui – même si cela peut surprendre – j’ai de la sympathie). Cependant, lorsque l’auteur de Survival a débuté ses attaques en ligne, j’ai cherché à discuter avec les uns et les autres pour comprendre, mais aussi pour alerter : alerter sur les malentendus, mais aussi sur le danger – pour la cause commune qu’est le cinéma – d’afficher publiquement un désaccord qui ne concerne pas le public, qui plus est en cherchant à dénigrer la partie « adverse » avec des éléments dont nous savons tous qu’ils sont diffamants. Aucun de mes camarades de Survival n’a eu le courage de se confronter à ces questionnements et à ces arguments. En revanche, le lendemain, un message me désignant était mis en ligne sur le site de Survival. J’aurais cherché à « retourner » les membres de Survival comme l’aurait fait en d’autres temps le groupe SOS. Cela résume bien le contexte polarisé, mais aussi une certaine tendance à la manipulation outrancière, face à laquelle, je ne pouvais précisément plus être neutre. Plus étonnant encore : le message me désignait comme un employé de l’INA (ce que je n’étais déjà plus depuis bien longtemps), comme si le fait d’être salarié par un institut national dédié aux archives prouvait que j’étais un agent au service d’une sorte de complot.

Cet article est-il objectif ? Certainement pas, puisque l’objectivité suppose d’être à l’abri de tout déterminisme et de toute subjectivité. Qui prétend à l’objectivité est soit un être surnaturel, soit quelqu’un de parfaitement mégalomane. En revanche, il est tout à fait possible de réfléchir aux moyens de tendre vers une perspective objectivante. Pour cela, deux conditions me paraissent essentielles : s’efforcer, d’être aussi transparent que possible sur ce qui nous détermine (cet article est rédigé en ce sens au risque de perdre en légèreté il faut bien le reconnaître) et favoriser des conditions propice à un débat serein qui favorise l’expression de toutes les parties antagoniste. C’est d’ailleurs précisément ce qui m’oppose à la démarche du collectif Survival et qui me permet de bien préciser que je m’oppose à une démarche (parce qu’elle me semble mensongère) et non à des personnes. Cet article est, au fond, guidé par des questionnements épistémologiques plus qu’autre chose: comment produire de la connaissance à propos d’une démarche militante?

Je parle d’ailleurs du « collectif Survival », mais la démarche de sa campagne de communication – qui revendique pourtant des valeurs collectives – me semble très individuelle. Je connais bien le style de son auteur pour l’avoir étudié. Or cet auteur semble être toujours le même que l’on retrouve aussi bien derrière les messages en ligne que sur les vidéos mettant en scène des prises de parole du « collectif ». Il est vrai que plusieurs personnes sont parties après la scission, mais aujourd’hui, qui porte cette parole diffamante?

Résumons : un auteur de campagne de dénigrement, mettant en scène ce même auteur, pour porter les intérêts de cet même auteur en défendant les membres fondateurs, anciens salariés et occupants de longue date (Derek Woolfenden est à ma connaissance le seul à vraiment réunir les trois occurrences), tout en dissimulant que cette campagne est portée par ce même auteur et qui considère tout débat comme une tentative de « parasiter » un collectif, pourtant porté par un seul auteur… tout ça est quand même un peu opaque et peu propice à l’objectivation.

Par ailleurs, toute la démonstration de Survival repose sur des cinéfights, ces détournements vidéo, hérités du mouvement situationniste. Il est d’ailleurs doublement contradictoire que la poursuite des cinéfights par Revival soit décrite comme un « vol » alors même que le procédé est lui-même emprunté à un  mouvement intellectuel qui critiquait la propriété lucrative et les logiques de la société du spectacle. De plus, alors que dans le cas du situationnisme il s’agissait de retourner l’aliénation de la société du spectacle contre elle, ici, les cinéfights sont utilisés comme des outils de communication. Survival est assez clair à ce sujet. Il faut « faire tourner », « rendre viral ».  Ce rapport à la communication me paraît assez questionnable en lui-même (souvenons-nous de ce qu’en disait Deleuze) et que dire d’un raisonnement qui repose en guise de source sur des éléments mis en scène ? De la fiction alimentée par de la fiction en somme, voilà les ingrédients parfaits pour s’intoxiquer avec ses propres mensonges.

Je propose à travers les parties qui suivent de décrire plus en profondeur les ressorts de cette campagne de communication en questionnant les accusations principales portées contre le collectif Revival.

« Un laboratoire d’audiovisuel pour exploiter les cinéastes »

L’une des critiques récurrentes porte sur la supposée privatisation à venir de l’espace de la Clef pour un supposé studio de post-production. Aucune source ne vient étayer ces allégations, mais il est probable que celles-ci reposent sur la critique adressée à une autre époque au groupe SOS. Il s’agissait alors – et à juste titre me semble-t-il – de distinguer le projet d’occupation de la Clef des logiques de profits du groupe. Les occupants étaient particulièrement inquiets de voir la Clef prendre le chemin de Commune Image, une structure installée dans un bâtiment de 2700m2 à Saint-Ouen, mêlant studios de post-production et cinéma. Dans ce cas cependant, ce n’était pas tant le projet en lui-même, que son organisation capitaliste qui posait problème.

Il en va bien sûr différemment Studio 34  (aujourd’hui affilié à la Clef Revival) qui, justement, constitue le cœur de ma recherche. Ironiquement, c’est Derek Woolfenden lui-même, dans de meilleures dispositions vis-à-vis du Studio 34 lors de notre rencontre en décembre 2021 (enregistrement de l’entretien à l’appui), qui m’a chaudement recommandé de m’y intéresser,.

Le Studio 34 a pour vocation d’accompagner des cinéastes autoproduits en soutenant matériellement et logistiquement leurs films, mais aussi et les conseillant gratuitement pendant plusieurs mois. Durant mon travail de documentation, j’ai effectivement observé des moments de tensions liés à l’exploitation du travail gratuit. Cependant, là encore, la réalité des faits est aux antipodes de ce qui est décrit par Survival. Un différend a bien éclaté lorsqu’un cinéaste a arrêté son accompagnement pour le poursuivre avec une société de production en estimant que cela était nécessaire pour son film : les membres du Studio 34 se sentaient lésés, comme s’ils avaient finalement travaillé gratuitement au développement d’un film et que ce travail étaient maintenant récupéré par une entreprise. Dans le film que j’ai réalisé, nous voyons des gens s’interroger sur le contexte général – à l’échelle du fait social – qui assigne les individus vers des logiques d’auto-exploitation. Tout au contraire de ce qui est décrit par Survival, ces individus se questionnent – même à travers les orages – sur la manière de développer un système plus émancipateurs, mais aussi plus juste, pour les cinéastes comme pour les occupants bénévoles.

Je tiens d’ailleurs à préciser que les membres du Studio 34 m’ont toujours invité à documenter et à filmer leur travail, même dans les moments de débats, de doutes ou de disputes qui pouvaient être de nature à les représenter sous un angle potentiellement moins « communicationnel ».

« Ils sont acquis au néolibéralisme »

Voilà un élément fort intéressant, tant il nous permet de relier ces débats à des enjeux plus larges. Survival tente de construire une mythologie en s’appuyant sur un contexte politique global. Il y aurait d’un côté la vraie gauche, sociale et marxiste, celle des premiers occupants, face à une fausse gauche, acquise à d’autres luttes au détriment de la lutte des classes, incarnée par de jeunes arrivistes. D’abord, rien n’est moins vrai, puisque certains occupants des débuts composent les effectifs de la Clef Revival. Ensuite, ce débat n’est ni nouveau, ni spécifiques à la Clef. Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltansky et Eve Chiapello décrivaient la polarisation de la gauche, historiquement tiraillée entre la « critique sociale » et une « critique artiste » attachée à remettre en question les codes hiérarchiques du monde du travail plutôt que les fondements mêmes du capitalisme.

Pourtant, lors d’une rencontre avec les chercheurs Bernard Friot et Daniel Bachet ce même auteur attaché à fustiger les accointances de Revival avec le néolibéralisme défendait lui-même le travail gratuit, à travers le bénévolat, comme une forme de liberté, s’inscrivant dans la continuité d’une tradition de critique artiste au long cours. En réalité cette contradiction n’est pas si évidente. Si cette affirmation et cette posture s’inscrit effectivement dans la continuité d’un courant de pensée qui a effectivement servi de prétexte au néolibéralisme pour s’imposer (l’abolition des hiérarchies n’aboutit-elle pas, d’une certaine façon à l’auto-entreprenariat, à Uber et à… Netflix?), on peut tout à fait critiquer l’organisation hiérarchique d’un modèle dominant d’engagement dans le travail, sans oublier pour autant de questionner les fondamentaux de l’organisation capitaliste du travail basée sur l’exploitation de celui-ci. La mise en opposition est plutôt artificielle, puisqu’elle repose sur une référence à deux courants historiques distincts plus que sur une réalité objective dans la mesure où Survival ne revendique pas d’affiliation avec l’un ou l’autre.

On ne peut sérieusement prendre cette affirmation en compte qu’en rappelant que le néolibéralisme est une réalité socio-politique dominante : aussi bien à une échelle macro-économique, que dans ses effets sur le quotidien de chacun, à travers le capitalisme de plate-forme, le néotravail ou encore l’exploitation du travail gratuit. Autrement dit, chacun fait ce qu’il peut dans un contexte qui lui échappe largement et à l’échelle d’un îlot d’expérimentation sociale, le bénévolat peut en effet, momentanément, être mobilisé pour échapper aux déterminismes, même s’il est contradictoire de l’ériger en modèle. Malgré la défense (maladroite et un peu contradictoire quand même) du travail gratuit, il est abusif (pour ne pas dire absurde) d’associer Survival et plus encore Revival au néolibéralisme.

« Wokistes »

Nous l’avons vu : la stratégie – grossière – consiste ici à construire une mythologie en mobilisant des références à des courants politiques pour amalgamer un public à la fois pour Survival (hérauts de la lutte sociale) et contre Revival (les sociaux-traites). Or, s’il y a bien quelque chose de clivant depuis quelques années dans le champ de la gauche française, c’est bien la référence au « wokisme », ce courant politique associé à la théorie intersectionnelle forgée par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw. En soi, cette théorie est plutôt simple et rationnelle. Elle part du principe que les rapports de domination sont pluriels et qu’ils se conjuguent entre eux. L’identité d’une femme de ménage s’inscrit à l’intersection de deux rapports de domination : être dominé économiquement, mais aussi en tant que femme. Cependant, la réalité sociale d’une femme de ménage noire n’est objectivement pas la même que celle d’une femme de ménage noire, il faut donc dans ce cas compter un troisième facteur de discrimination. La théorie intersectionnelle nous aide à mieux comprendre les dynamiques sociales à l’œuvre dans la constitution des rapports de domination. Cependant, certains militants de l’ancienne génération y voient une forme de concurrence. Selon eux, la prise en compte d’autres luttes sociales ne peut que fragiliser la dénonciation des rapports de classe.

Les effets de cette tendance peuvent être observés lorsque par exemple le représentant du PCF – relayé par de nombreux militants du parti – s’attache davantage à fustiger d’autres représentants de gauche, « les gauchistes » plutôt que ceux de l’extrême droite. De fait, une observation des tendances sur les réseaux sociaux montre bien l’attachement des militants issus de la critique sociale à critiquer (parfois violemment) les militants des autres luttes alors même que ces derniers en retour ne sont pas nécessairement hostiles à la critique sociale (mais qu’ils le deviennent parfois à force d’essuyer ces critiques et par effet d’amalgame issus des prophétie autoréalisatrices de leurs adversaires). Tout cela fait se fait bien évidemment au détriment des luttes sociales en général et il a d’ailleurs été démontré que les grandes victoires de la gauche étaient toujours historiquement liées à de grandes convergences de la gauche. C’est bien pourquoi de nombreux représentants de la droite et l’extrême droite se frottent les mains face aux agents clivants de la gauche.

En réalité, il suffit de regarder la programmation de Revival pour se rendre compte que la critique sociale n’est pas du tout négligée (peut-être même est-elle plus prise en compte encore qu’avant la scission). Comment un collectif acquis aux idées capitalistes pourrait par exemple se passionner pour le collectif Medvedkine?

« Adeptes de la cancel culture »

Reste l’accusation de « cancel culture » liée à l’annulation d’une séance d’un film du cinéaste Alejandro Jodorowsky. La cancel culture est issue d’un mouvement de réflexion qui consiste à questionner notre rapport mémoriel à la culture et notre propension à majorer des agents issus de positions dominantes et privilégiées dans les rapports sociaux. Nonobstant, de nombreux commentateurs n’hésitent pas à la caricaturer en montant en épinglant ses occurences les plus extrêmes.

Il y a peu de temps, retombant sur les réactions à l’annonce de l’annulation de la séance sur les réseaux, j’ai pris connaissance de messages scandalisés d’internautes-spectat·eur·rice·s fustigeant la « cancel culture », les « wokistes », associés à « l’inquisition », la « bienpensance », la « destruction d’une libre pensée ». L’un deux reprenait à son compte une caricature issue des sites d’extrême droite présentant l’affiche de blanche neige intitulée « non-racisée-neige ». Un autre associait même le collectif à des « nazi woke nazi », tandis qu’un autre enfin souhaitait – et je cite – « Mais putain que crèvent ces Talibans ». 

En tant que cinéaste reconnu, le profil d’Alejandro Jodorowsky n’est pas exactement celui d’un auteur menacé par la censure comme le sont, par exemple, des artistes essayant de travailler dans des contextes de pays autoritaires. Cela nous permet de rappeler que la censure est un phénomène exercé par un pouvoir permanent (étatique, politique, religieux ou économique par exemple). La « menace » ici concernant l’annulation d’une seule séance est donc à relativiser.

Je suis plutôt bien placé pour parler de ce sujet puisque c’est moi qui ai alerté le collectif au sujet de la personnalité sulfureuse du cinéaste qui aime plaisanter à longueur d’interviews et de rencontres au sujet du viol. Je n’exagère pas : au milieu du documentaire dédié à son Dune non réalisé, le cinéaste affirme en toute sérénité qu’un scénario est comme une femme mariée : « pour lui faire un enfant, il faut violer la mariée ». Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres. Le phénomène est assez fascinant. Au milieu d’un panagérique peu nuancé (qui repose sur le postulat que le cinéaste est un « génie » même si personne ne sait définir le terme et que le film n’aurait pu être qu’un chef-d’œuvre) cette phrase passe comme une lettre à la poste, ce qui en dit long sur notre rapport quasi-religieux aux personnalités artistiques dominantes (Edgard Morin l’a bien démontré avec son livre sur les Stars). Cependant la blague n’en est pas une pour tout le monde. Certes, certains diront que le débat vaut mieux que l’annulation. Cependant, les décisions sont toujours plus faciles à exprimer à froid, quand justement on ne ressent pas le poids d’avoir à les prendre. Sans rentrer dans le détail, je rappelle qu’il existe de nombreuses statistiques qui évaluent le nombre de femmes agressées sexuellement. Le pourcentage oscille entre 50% et 80%. Dans ces conditions, on peut imaginer qu’un collectif (qui apprend à la dernière minute qu’un cinéaste s’amuse à faire ce genre de plaisanterie) puisse avoir envie d’annuler pour protéger ses membres et son public. Cela engage aussi sa liberté d’expression, même s’il n’est pas aussi socialement (et en l’occurence « religieusement ») reconnu que le cinéaste.

À ma connaissance cette annulation s’est produite une fois. Or peut-on honnêtement déduire d’un exemple isolé une tendance générale ? C’est pourtant là encore ce que fait Survival. L’anecdote est montée en épingle et répétée, en boucle, pour renforcer la mythologie d’un collectif qui serait aux antipodes de ce qu’il prétend être.

« Une seule séance par jour alors qu’il y en avait huit avant! »

Il me semble que cette affirmation est excessive à plusieurs égards. De quoi parle-t-on exactement? D’une moyenne générale avant et après la scission? Si tel est le cas, il me semble que, très opportunément, le chiffre de huit séance avant la scission sur-estimé, tandis que celui d’une séance après la scission est sous-estimé.

Il est vrai que le contexte de la scission a réduit le nombre de séances, au moins momentanément, mais est-ce là un argument sérieux? Le contexte suffit pourtant à l’expliquer. Compte tenu de la scission qui a vidé le collectif de la moitié de ses effectifs et sa violence qui a réduit le moral collectif en berne, avoir maintenu une moyenne minimum d’un film par jour pour préserver les acquis de l’occupation était courageux.

De plus, celles et ceux qui ont suivi l’occupation entre octobre 2021 et le premier mars 2022 savent qu’à certains moments, le cinéma tournait littéralement jour et nuit.

Mise à jour en février 2024: Interrogé à ce sujet, le collectif Revival contredit cette information en affirmant que le cinéma comporte deux salles et que cela suppose au moins deux séances par jour. En outre, elle précise qu’il n’est dans l’intérêt d’aucun cinéma au monde de se limiter à une séance par jour et que, bien logiquement, elle ne le fera pas.

Interrogé à ce sujet, le collectif Survival n’a pas souhaité répondre, mais continue de mobiliser cet argument.

« Une entreprise spéculative sur un bâtiment emblématique »

Cet argument mobilisé en boucles selon lequel le collectif ferait de la « spéculation immobilière » repose sur l’idée que Revival aurait décidé d’acheter un bâtiment à 4 millions plutôt qu’à son juste prix de 2 millions. Qui décide volontairement d’acheter un bien plus cher que le prix qu’on lui propose et en quoi cela alimenterait une logique de spéculation immobilière en leur faveur ? Bien sûr ces question, toute comme les sources de cette information, ne sont pas citées.

Qui aura le courage d’avoir lu cet article dans l’ordre jusque là commencera sans doute à voir une certaine récurrence dans le procédé manipulatoire. Bien sûr, la spéculation immobilière et la gentrification existent et elles sont un drame pour la ville de Paris qui est particulièrement menacée. La fragilisation de la vie associative par la relégation à l’extérieur de la ville des tiers lieux va dans le sens d’un phénomène de muséification qui coûtera sans doutes très cher à la ville. Pire : la gentrification tue la vie de quartier en exposant de plus en plus la ville à des riverains richissimes pour qui Paris n’est qu’une résidence secondaire de luxe. On peut comprendre que pour les parisiens et plus particulièrement les rares parisiens de naissance comme Derek Woolfenden, ce phénomène soit particulièrement insupportable. Nous nous approchons d’ailleurs ici d’une vérité. Lors d’un entretien fleuve réalisé avec ce dernier, la question de son attachement au cinéma, au bâtiment de la Clef et à la ville de Paris avait été longuement abordé. Cet amour immodéré pour la Clef est authentique et il a été un moteur de la défense du cinéma avant de se retourner aujourd’hui contre elle.

« Une association avec Netflix »

Dans un article du Monde en date de septembre 2022, il est fait mention d’un donateur, Pascal Breton, qui se trouve être « producteur avec Netflix de la série Marseille (2016) ». Il faut beaucoup de raccourcis peu scrupuleux pour arriver à l’affirmation de Survival selon laquelle le collectif Revival se serait associé avec Netflix. Cela revient à dire qu’un donateur est un donneur d’ordre, qu’un producteur qui a travaillé sur une série diffusée sur Netflix est « un producteur de Netflix » qui ne pourrait pas avoir d’autre rapport au cinéma qu’une adhésion à Netflix, comme s’il en était le représentant et que cette « association » allait dans le sens d’une « netflixisation » du cinéma la Clef dont les contours ne sont pas décrits pour mieux laisser place à l’interprétation (et surtout à l’imagination) du public. De là à dire que le cinéma la Clef allait devenir un terminal de Netflix il n’y a qu’un pas. Voilà un bel exemple de manipulation des faits qui démontre ici à quel point les logiques de stratège laissent de côté toute volonté de vraisemblance. Seulement voilà, les réseaux sociaux sont ainsi faits : un gros titre annonçant « la Clef Revival signe avec Netflix » a plus d’impact qu’un article de contextualisation sourcé de plusieurs pages.

« Des pressions du gouvernement et de Netlfix »

Qui sait, dans un prochain message, peut-être qu’un complot des extra-terrestres ou des illuminatis sera mentionné…

Malheureusement cette stratégie n’est pas dénuée de fondements. Comme nous l’avons observé il est bien connu aujourd’hui qu’un message outrancier et mensonger sur les réseaux sociaux aura toujours plus de poids face à une analyse rationnelle, objectivante et sourcée. Dans un contexte général de « post-vérité » où les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant, l’émergence du trumpisme a bien rappelé combien ce phénomène pouvait prendre de l’ampleur à toutes les échelles.

« Leur objectif : transformer un cinéma de quartier en privatisation d’espaces »

Cette affirmation revient régulièrement dans les prises de parole de Survival, mais elles ne semblent être étayées à aucun moment. Comment évaluer l’objectif d’un antagoniste sans source… à moins de spéculer sur celui-ci? Cette affirmation est d’autant plus troublante que sur son communiqué de presse, le collectif Revival affirme: 

« Une fois propriétaire de La Clef, le fonds de dotation en confiera la gestion à l’association La Clef Revival. Dans ce modèle dit de «propriété d’usage», ce ne sont ni les propriétaires des murs, ni les mécènes – quel que soit le montant de leur don -, mais bien les personnes qui font vivre le cinéma qui organisent librement son activité. »La campagne Survival, si elle souhaite au moins un débat honnête et respectueux de son lectorat, ne gagnerait-elle pas à mieux se renseigner et à diversifier ses sources en dehors de ses propres cinéfights? »

Certes, une revendication ne constitue pas une assurance infaillible, mais tout de même: comme nous l’avons vu avec l’argument des espaces de post-production : le procès d’intention est toujours un procédé étonnant. Comment en effet peut-on affirmer les intentions de l’autre, à la place de l’autre et qui plus est ses intentions supposément cachées sans source et sans autre ressource que ses propres suspicions ? Comme on peut le voir ici, cette affirmation s’inscrit dans la continuité de raisonnement mensongers, voire loufoques de cette campagne de diffamation.

Mise à jour en février 2024:  le collectif Revival a publié sur ses réseaux sociaux un communiqué pour détailler les conditions de la reprise qui assurent une gestion désintéressée du bâtiment par le recours, en autres, d’un bail emphytéotique et l’engagement que les gestionnaires du cinéma ne seraient pas membres de l’association Revival. Ils s’inscrivent en cela dans la stricte continuité des engagements pris durant l’occupation de ne plus occuper les lieux dès que les conditions seront réunies pour que le cinéma reste associatif et indépendant, dont acte. Ils vont même plus loin en assurant une gestion sous le principe de la propriété d’usage.

Mise à jour en février 2024: Le collectif Survival affirme sur ses réseaux poursuivre le collectif Revival pour usurpation d’identité associative et parasitisme. Cependant, sur le site du collectif, le motif annoncé est un peu différent. Il est annoncé:

« audience en référé au Tribunal judiciaire de Paris pour des faits de contrefaçon aux droits d’auteur et de marques et pour des faits de parasitisme qui sont imputés à l’association La Clef Revival et au fonds de dotation Cinéma Revival ».

Au cours de mon travail de recherche, je découvre un dépôt de marque à l’INPI:  « La Clef Revival » au nom de « monsieur Derek Woolfenden » en février 2002 soit quatre mois après la scission. Il semble difficile d’interpréter cette information autrement que comme une démarche de son auteur de privatiser une lutte collective tout en qualifiant ses anciens camarades de « parasites » au motif qu’ils empiéteraient sur cette propriété privée.

Interrogé à ce sujet, le collectif Survival n’a pas souhaité répondre.

L’adresse du dépôt INPI: https://data.inpi.fr/marques/FR4840007?q=la%20Clef%20Revival&fbclid=IwAR2W2Mz9CCvjWui4j1tReu2NbgHXu6fpwGypFtUsy1Cf4LNjKLm5QmbtMfI#FR4840007

« Ils nous volent nos inventions et notre identité »

Là, c’est contradictoire avec les arguments précédents. D’un côté « ils » seraient coupables de voler les inventions des autres en reprenant ce qui a été fait précédemment, mais également coupables de ne pas avoir poursuivi le fanzine ?

Il peut paraître surprenant de la part d’un collectif qui revendique son ambition d’arracher le cinéma aux logiques de profit pour le confier à une organisation associative de s’en alarmer lorsque cela se produit. Cette contradiction apparente n’est pourtant pas nouvelle, puisque déjà durant la révolution française et durant son procès, Pierre Victurnien Vergniaud avait décrété cette phrase célèbre: la révolution comme Satune, dévore ses propres enfants.

« Ils ont caché la scission »

Avant de discuter cet argument, il me semble pertinent de faire un point sur la situation et sur les volontés de chacune des parties. Nous pouvons constater avec la campagne organisée par le collectif Survival une volonté apparente de nuire à la réputation du collectif Revival par tous les moyens. Cette pugnacité est née lors de la scission. Comme je l’ai précédemment énoncé, les occupants de Revival n’avaient pas le cœur à poursuivre l’occupation après une violente scission, mais ils ont quand même fait le choix d’assurer une continuité au nom de tout ce qui avait été entrepris jusqu’alors. Cette notion de continuité est importante, car malgré la volonté de Survival de dénigrer, pour ainsi dire, ce qui lui a survécu, le collectif Revival n’a eu d’autre volonté que de faire vivre l’occupation malgré la scission.

On peut imaginer assez facilement que dans un tel contexte, les envies d’exposer des conflits internes éprouvant aient été limitées. Qui plus est, il s’agissait aussi de se protéger de la violence de Survival en ne « lavant pas son linge sale en public ». La notion de violence peut ici paraître excessive, mais il suffit de voir le contenu des vidéos de Survival, mettant en scène à travers leur détournements des représentations de sévices corporels et parfois même de meurtres pour comprendre ce dont le collectif Revival a cherché à se protéger.

En outre, ce choix ne concerne en rien les engagements et la responsabilité prise par Revival à faire vivre un cinéma selon les ambitions de l’occupation (pas un franprix donc et un cinéma associatif indépendant). Je ne constate donc pas de volonté de la part de Revival à cacher un quelconque secret, mais juste à se protéger d’une violence dont on peut avoir un aperçu avec la campagne de Survival.

« Ils ont stoppé le fanzine »

Je reprendrai ici un argument énoncé à plusieurs reprises. Le collectif Revival a fait ce qu’il a pu dans un contexte très dégradé – en partie par les attaques de Survival – et il est déjà miraculeux qu’ils aient réussi à faire survivre le cinéma. Il me semble même, en un sens, que tous les critiques allant dans le sens d’une réduction de l’activité du cinéma peuvent donc être retournés contre leur auteur.

Désinformer et nuire

Il importe peu – on le voit bien ici – que les attaques soient cohérentes pourvu qu’elle nuisent. Or c’est bien là que se révèle l’objet de Survival : non plus défendre un cinéma, mais nuire à ceux qui défendent le cinéma sans eux. Je dois admettre en tant qu’observateur enthousiaste de l’occupation et de l’action du collectif Home Cinema que ce triste spectacle était peu réjouissant. Dans un message laissé sans réponse, j’avais d’ailleurs alerté Derek Woolfenden sur ce point: toute mise en scène des dissension est tout autant de nature à désinformer qu’elle est de nature à discréditer le sauvetage du cinéma.

Comment réagir en tant que chercheur lorsqu’une partie du terrain que l’on s’est donné pour mission de documenter le plus objectivement possible se met à produire à dessein des discours qui ne sont pas en adéquation avec la réalité que nous avons observé et enregistré? Comment réagir encore, lorsqu’au nom de principes auxquels nous adhérons (les principes associatifs, la défense d’une culture underground), des procédés diffamants aux antipodes de toute démarche objectivante sont mis en œuvre pour produire ces discours? Comment réagir enfin lorsque, pris dans un conflit de loyauté dans un contexte de conflit aussi polarisé, nous savons à l’avance que toute prise de parole contradictoire au nom d’une exigence objectivante sera interprétée comme un acte de guerre par des interlocuteurs avec lesquels nous avons développé un attachement amical? Je ne suis pas sûr qu’il existe de recette toute faite, mais il est bien évidement très inconfortable dans une position de chercheur, supposément en retrait et humble de se retrouver exposé ainsi. D’une manière qui me semble assez caractéristique des dérives que je pointe à l’endroit de la Clef Survival, tout discours qui n’est pas aligné sur le récit de cette campagne de communication est systématiquement retourné et présenté comme un complot. Les amalgames volontaires avec le collectif Revival relèvent d’une même réthorique et toute contradiction, même pacifique et animée par des intentions objectivantes est décrite comme une manipulation de « l’adversaire ». Il appartiendra donc au lectorat de distinguer les arguments sourcés de ces procédés manipulatoires pour se faire son propre avis.

Il me semble tout de même intéressant d’analyser l’une des revendications du collectif Survival: le collectif Revival aurait dépossédé le fondateur de l’occupation de sa propre lutte et de son leadership. Cette allégation est pour le moins paradoxale puisqu’elle va de pair avec la revendication d’une lutte collective pour un bien commun, mais elle résume bien le moteur de cette campagne de dénigrement. Ce sont bien les logiques d’une revendication autocratique qui s’expriment ici en méprisant toute analyse contradictoire et tout dialogue démocratique; un principe pourtant inhérent à une organisation associative. 

Par ailleurs, beaucoup de critiques portées contre cette parole contradictoire décrivent de manière très appuyée des attaques supposée contre Survival: des volontés de minimiser le travail du collectif Home Cinema ou d’invisibiliser la présence d’anciens salariés. Cependant, là encore, l’affirmation n’est étayée par aucune source et aucune trace de ces attaques n’a pu être relevée sur les réseaux; de quoi se demander si ces arguments ne reposent pas, là encore, sur une logique manipulatoire de nature à alimenter le mythe (dont nous avons montré les rouages mensongers) de militants sociaux victimes d’un putsch organisé par de jeunes loups. néolibéraux.

Mise à jour en février 2024: malgré la parution de cet article en mai 2023 et de nombreuses tentatives pour questionner le collectif Survival au sujet de ses prises de positions, celui-ci n’a pas souhaité répondre. En revanche, les mêmes accusation sont répétées en boucle sur les réseaux sociaux, provoquant des partages par des sympathisants et, de fait, une diffusion d’informations dont le caractère douteux a pourtant été largement argumenté de manière sourcée.

Conclusion : pour ou contre sauver le cinéma ?

 

Au final il appartiendra aux courageuses personnes qui lisent ces lignes de se faire leur propre idée, mais je poserai quand même une question. Si le but est de sauver un cinéma de quartier, en quoi relayer la campagne de dénigrement (et comme j’espère l’avoir démontré de diffamation) de Survival peut-il aider en quoi que ce soit ?

J’espère en tous cas avoir démontré que cet alignement d’arguments fallacieux ou mensongers n’avait pas pour objet d’informer, mais de fédérer un public contre le collectif Revival pour nuire à sa réputation, (quitte au passage, précisément, à désinformer). Mobiliser des arguments susceptibles de séduire une certaine frange militante permet d’acquérir à peu de frais une première ligne de public à la cause. De fait, certaines personnes ont choisi de relayer les propos de Survival sur les réseaux sociaux et dans certains médias, soit parce qu’elles étaient en situation de conflit de loyauté (on ne questionne pas la parole de ses proches… même si je fais exception à la règle semble-t-il), soit parce qu’elles se reconnaissaient dans un discours qui étaient justement construit sur mesure pour elles.

En ce sens, il est intéressant d’analyser l’évolution des messages en ligne qui se concentrent sur quelques éléments biaisés et montés en épingle, avec de plus en plus de véhémence, comme si leur auteur, en fin de compte, avait fini par s’intoxiquer avec ses propres mensonges. On remarque d’ailleurs que la fréquence et l’intensité des message a augmenté après que la Clef Revival ait bénéficié du soutien de Martin Scorcese, ce qui à mon endroit renforce le sentiment que toute cette campagne est profondément liée à des acrimonies et des logiques individuelles, plus qu’à une adhésion à un idéal.

En un sens, il me semble que cette mésaventure constitue un cas d’école pour la culture associative, militante et underground. Elle n’est d’ailleurs pas exclusive à la Clef. J’ai vu à d’autres endroits se répéter ce même schéma, de collectif divisé, de conflits autour de lieux occupés et de fortes personnalités dirigeantes si viscéralement liées à une aventure collective et à un espace d’occupation, que celles-ci finissaient par perdre du recul en ne questionnant plus leur propre place dans cette organisation. Cela est d’autant plus frappant que ces milieux s’inscrivent à l’intersection de domaines artistiques et militants fortement influencés par une éthique anarchiste. La propension à répéter des rapports de domination au sein de ces organisations collectives s’inscrit donc d’autant plus contradiction avec les valeurs revendiquées.

Une autre contradiction se trouve dans le rapport entre le système éthique anarchiste, basé sur l’idée théorique d’une parfaite déconcentration des pouvoirs et un autre courant militant issu des idées communistes. La rencontre du collectif avec les chercheurs (Bernard Friot et Daniel Bachet) que nous avons évoquée précédemment et le rejet au moins partiel par certains membres du collectif de leurs analyses macro-économiques (dont Derek Woolfenden) en montre bien les contours. Dans le feu d’une occupation sociale, on discute à bâtons rompus en permanence, mais on s’inscrit dans une logique d’action qui laisse peu de place au recul théorique. En un sens, une occupation sociale peut être vue comme la mise en œuvre empirique d’un état de l’art : chacun se retrouve à un endroit déterminé de l’espace et du temps avec son propre héritage théorique. Or, à propos de déterminisme, il est bon de remettre en perspective ces tensions militantes en rappelant le contexte politique général des années 2020 où pour le dire vite, « la lutte des places » s’est substitué – et depuis longtemps – à « la lutte des classes ». Dans ce contexte, le communisme est souvent caricaturé comme une soumission de l’individu à un dictat du commun (et les catastrophes du 20ème siècle n’aident pas), tout comme l’anarchisme est souvent décrit comme une sorte de chaos absolu, sans règle et sans logique. Or, entre un principe de subsidiarité et un idéal de mise en commun, il n’y a d’opposition que lorsqu’on le décide, que ce soit à l’échelle d’un pays ou d’une association.

À une autre échelle, il a été décrit durant le mouvement des gilets jaunes, que ces manifestants issus de milieux sociaux et politiques hétérogènes se découvraient soudain des racines militantes communes face à leur position objective vis-à-vis de l’organisation économique et sociale de la société. Cette découverte d’une conditions communes aux travailleu·r·se·s face au capital (la « classe en-soi » : certains travaillent pour survivre, d’autres vivent de la ponction de richesse sur le travail des autres sans avoir besoin de travailler) correspond à ce que Karl Marx appelait « la classe pour soi ». Cela, finalement, nous dit bien quelque chose de ce qui a – encore aujourd’hui – le dernier mot et cette constante est bien l’organisation capitaliste du travail, comme de la société. Pour le dire vite, rapporté à l’exemple du cinéma la Clef, l’organisation capitaliste de la société a deux effets singuliers : elle détermine les conditions de possession d’un bien immobilier (qui plus est au cœur d’un espace géographique gangréné par la spéculation) en les assignant à des logiques de profit et elle favorise les division d’une partie écrasante de la population, les travailleu·r·euse·s, en leur faisant oublier leur condition commune. Ici cette condition commune se forme autour de la valeur d’usage d’un cinéma de quartier et de ce qu’elle apporte aux salariés, aux riverains, aux cinéastes et bien sûr aux cinéphiles.

En ce sens, l’occupation sociale du cinéma la Clef est doublement exceptionnelle. Elle a décuplé la culture militante de celles et ceux qui la fréquentaient grâce à la programmation elle-même (avant comme après la scission) et elle a fait des enjeux de la valeur d’usage contre les logiques de profit un combat collectif. Cette exception saura-t-elle se maintenir dans le temps lorsque le cinéma aura été racheté par le collectif Revival ? La réponse appartient à l’avenir et aux militant·e·s eux·elles-même, tout comme il appartient à tous de tirer un enseignement positif de cette aventure. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne changera pas à elle seule le système capitaliste et qu’elle aura sans doutes à se confronter à une règle du jeu peu favorable aux logiques de valeur d’usage. Toutefois, nous pouvons dire que l’occupation du cinéma de septembre 2019 à nos jours constitue d’ores et déjà une formidable ressource pour les imaginaires.

Enfin, si je devais m’hasarder à une quelconque préconisation, je recommanderais à qui lit ces lignes de soutenir l’occupation du cinéma, ainsi que toutes celles et ceux qui y ont contribué, avant comme après la scission. Quelque soit le nom qui leur est attribué à tel ou tel moment et quelques soient les tentatives parfois auto-destructrices pour salir cette mémoire, ils se sont toutes et tous battus pour la même cause.

Chaque expérience sociale, chaque expérimentation, renforce la mémoire humaine pour avancer sur ces questions, pourvu qu’on ne cherche pas à détruire cette mémoire pour satisfaire des intérêts immédiats.