Cinéma documentaire VS fiction
Les catégories du film documentaire et du film de fiction peuvent sembler très éloignées. Cependant, plus vous les examinez de près en étudiant des cas spécifiques et plus vous réalisez que ces frontières sont arbitraires.
Le premier film des frères Lumière : Sortie des usines Lumière (1895) peut être décrit comme un documentaire, mais il comporte déjà de nombreux éléments de mise en scène, à commencer par le choix de filmer les ouvriers de leur usine et de demander à ces derniers de venir un dimanche, après la messe, afin de porter leurs habits du dimanche plutôt que leurs tenues d’ouvrier. Véritable choix de mise en scène, cette décision permettait aux frère Lumière de pouvoir filmer une sortie d’usine sous le soleil de la mi-journée (à une époque où les pellicules peu sensibles rendaient impossible la captation d’un tel événement en fin de journée), mais aussi et surtout de fabriquer une représentation de leur usine de leur propre point de vue (des historiens parlent à ce titre de premier film publicitaire de l’histoire).
Cette observation amène beaucoup de questions. Les ouvriers de l’Usine auraient-ils·elles fait le même choix ? Les ouvrier·e·s d’une manière générale ont-ils·elles le même pouvoir de représenter le monde ou de peser sur les représentations du monde que le patronat, aujourd’hui encore ? Quelques expériences ont été menées en ce sens, dont celles du groupe Medvedkine à Sochaux entre 1967 et 1974, mais elles sont relativement rares dans l’histoire du cinéma, jusqu’à une période récente du moins.
À bientôt j’espère, Chris Marker et Mario Marret (1967)
Un autre exemple célèbre est celui du cinéaste Robert Flaherty qui, pour son film Nanouk l’Esquimau 1922 n’hésitait pas lui aussi à mettre en scène des éléments de la vie quotidienne des inuites : enlever le toit d’un igloo pour obtenir plus de lumière ou demander aux chasseurs de baleine d’utiliser des harpons plutôt que des fusils pour montrer les pratiques des ancêtres. Là encore, la dimension de « point de vue documenté » pour reprendre l’expression de Jean Vigo, utilisé à l’occasion de son film « À propos de Nice », n’empêche pas de mettre en place des dispositifs de mise en scène que l’on imaginerait spontanément plus proches de la fiction.
Nanouk l’Esquimau, de Robert Flaherty (1922) :
À propos de Nice, Jean Vigo (1930) :
Mais alors, s’il y a de la mise en scène dans le documentaire, est-ce qu’il y a à contrario du documentaire dans le cinéma de fiction ? On pourrait répondre facilement et simplement à cette question en rappelant que oui, puisque tous les films du monde sont inspirés d’éléments issus du réel, y compris les films de science-fiction ou même les formes les plus abstraites. Cependant, là encore, nous gagnons à enrichir cette affirmation avec des exemples concrets. Prenons le film de Maïmouna Doucouré, Mignonnes (2020). Pour construire une représentation crédible de ces jeunes filles au cœur du film qui à travers la danse reproduisent plus ou moins à leur insu les postures hyper-sexualisées de leurs idoles, la réalisatrice raconte avoir réalisé un travail d’enquête d’un an ½ durant lequel elle a rencontré une centaine de jeunes filles :
Ces expériences nous apprennent que la mise en scène est un élément fondamental dans la construction d’un film, qu’il relève de la fiction ou du documentaire, bien que ces classements aient été construits et développés par la suite à la faveur de l’histoire et des logiques de marché.